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mardi 26 novembre 2013

Commentaires au Genjōkōan - 2ème partie

La première partie de ce commentaire ici.

2. Aller au-devant des dix mille dharmas dans le dessein de les expérimenter et de les éveiller est illusion. C’est lorsque les dharmas nous poursuivent et nous pratiquent qu’il y a Éveil.
Ceux qui s’éveillent tout à fait de l’illusion sont les Bouddhas, ceux qui pour qui l’Éveil est illusion sont les êtres sensibles. En outre, certains obtiennent un Éveil supérieur à l’Éveil ; d’autres s’illusionnent au sujet de l’illusion.
Lorsque les Bouddhas sont authentiquement des Bouddhas, il est superflu pour eux d’en avoir conscience. Ce n’en sont pas moins des Bouddhas réalisés qui continuent à actualiser les Bouddhas.


            Le désir philosophique central dans la Voie du Bouddha est d’aller au cœur des choses, d’en comprendre l’essence, de débusquer derrière les apparences trompeuses la vérité ultime à leur sujet. C’est pourquoi on veut diriger sa conscience vers les grands phénomènes du monde, les expérimenter dans l’expérience méditative et enfin les éclairer, les éveiller à leur véritable nature. Quel projet grandiose !

Il reste néanmoins un problème persistant : cette quête spirituelle d’une vérité ultime sur les phénomènes de ce monde, qui s’apparente à une sorte de quête du Graal bouddhique, est motivée par le désir philosophique de connaître le fin mot de l’histoire sur notre condition existentielle. Mais comme le dit le tout premier enseignement du Bouddha[1], c’est le désir qui est à l’origine de la souffrance et de l’insatisfaction. Le désir creuse un fossé entre ce qui est et ce qui devrait être selon nous. Ce faisant, le désir rend le « ce qui est » qui habite nos vies, parfaitement inhospitalier et insatisfaisant, tandis qu’il encense la chimère du « devrait être ». La sagesse nous incite à renouer avec ce qui est, à vivre dans l’acceptation de ce qui est, de ne plus surimposer de désir  à notre monde tel qu’il est.  

            Plus spécifiquement, le désir philosophique de connaissance creuse un fossé entre l’ignorance de notre condition et le désir de s’élever au-delà de cette ignorance, un fossé entre les apparences du monde et la vérité ultime de ce monde que l’on pourrait détenir, un fossé entre l’illusion des êtres ordinaires et la lucidité des Êtres Nobles. Mais précisément, ce fossé creuse lui-même le domaine de l’illusion. C’est le désir de connaissance qui nous incite à connaître la vérité ultime, mais ce même désir qui nous en éloigne inexorablement. Pour aller au-delà de cette aporie, il faut lâcher prise. Le lâcher-prise est l’étape incontournable de cette dialectique de la connaissance. Lâcher cette tension extrême à connaître les choses et laisser les choses nous éprouver et nous ouvrir à la dimension absolue. « C’est lorsque les dharmas nous poursuivent et nous pratiquent qu’il y a Éveil ».  On fait effort pour connaître le fin mot des choses, et puis à un moment donné, au lieu de vouloir à tout prix imposer notre investigation aux choses pour laisser les choses nous travailler, nous éprouver en bien et en mal, souvent comme un pied-de-nez à nos volontés. Et c’est ce travail que les choses opèrent sur nous, nous obligeant à nous transformer et à évoluer en permanence que peut se manifester l’Éveil.

            « Ceux qui s’éveillent tout à fait de l’illusion sont les Bouddhas, ceux qui pour qui l’Éveil est illusion sont les êtres sensibles ». Les Bouddhas sont ceux qui s’éveillent de l’illusion causée par notre ignorance et notre confusion. Voilà une définition très habituelle des bouddhas, des éveillés du sommeil de l’illusion et rêvasseries du désir. Ce qui est peut-être moins habituel, c’est de définir les êtres ordinaires comme les êtres qui s’illusionnent sur l’Éveil. Nous, êtres humains, avons tendance à nous représenter l’Éveil comme un état transcendant, divin, très éloigné de notre modeste condition. En un mot, on voit l’Éveil comme quelque chose d’extérieur à nous-mêmes. C’est un peu comme ces petites statues de bouddhas toujours souriants que l’on retrouve partout, chez des particuliers qui, souvent, ne sont même pas bouddhistes. L’Éveil serait cet état de grâce perpétuel où nous sourions à toutes choses et où tout nous sourit. En gros, un truc très éloigné de nous, une chimère très improbable, un bazar qui ne risque pas de nous arriver tant nous sommes sujets à des crises et à des tensions existentielles, tant nous éprouvons de la colère et des passions conflictuelles.

            Or précisément, l’Éveil est en nous, il est tellement simple et tellement proche qu’il nous est paradoxalement impossible de le voir alors que l’Éveil est devant nos yeux. Là, juste là. Et on s’illusionne à longueur de journée sur ce qui est devant nos yeux. On produit un effort considérable pour construire un discours et une réalité artificielle qui vient voiler l’Éveil.  On nourrit sans cesse les pensées discursives sur le réel pour empêtrer notre conscience dans un filet d’ignorance ensommeillée. C’est cela que Dōgen veut signifier quand il dit  que « ceux qui pour qui l’Éveil est illusion sont les êtres sensibles ». Si on voit l’Éveil, cela nous apparaît comme quelque chose de tellement niais, tellement simple que nous l’évacuons tout de suite. Et nous plongeons les poings liés dans l’illusion. Pour notre plus grand malheur…

            Et puis : « En outre, certains obtiennent un Éveil supérieur à l’Éveil ; d’autres s’illusionnent au sujet de l’illusion ». L’Éveil supérieur à l’Éveil fait référence au Soutra du Cœur de la Perfection de Sagesse, plus simplement appelé Sutra du Cœur. Dans ce court soutra, on trouve un mantra en sanskrit : Tadyatha Om Gate Gate Paragate Parasamgate Bodhi Swaha. Ce que l’on pourrait traduire par : « Allez, allez, allez par-delà, allez au-delà de l’Éveil, ainsi ». Le soutra invite à ne pas réfléchir en termes de stade terminal pour notre Éveil, du point ultime à atteindre, mais bien dans la volonté de toujours dépasser nos limitations, d’aller au-delà de ce que nous considérons comme la consécration ou le stade ultime de nos attentes. Toujours aller au-delà. « D’autres s’illusionnent au sujet de l’illusion » : d’autres, malheureusement, sont sujets à ne pas percevoir le monde illusoire comme le commun des mortels le voient. Qu’ils soient en prise à la folie ou à des hallucinations, ils créent des illusions à partir déjà illusoire. Ils voient des éléphants roses dans les rues, des « cornes de lièvre et des ailes de tortue » pour reprendre une expression tibétaine , ils s’imaginent des choses qui ne sont pas là. Et le commun des mortels les considèrent comme des fous, des drogués, des alcooliques, des barjots. Il est peut-être intéressant de voir que Dōgen évoque dans la même phrase le sage qui cherche à dépasser les réalisations de la sagesse et le fou qui creuse toujours plus son chemin vers la folie…

            « Lorsque les Bouddhas sont authentiquement des Bouddhas, il est superflu pour eux d’en avoir conscience. Ce n’en sont pas moins des Bouddhas réalisés qui continuent à actualiser les Bouddhas. » Un Bouddha n’a pas à se dire : « Super ! J’ai atteint l’Éveil, je suis un super-mec ! ». Ce genre de pensée lui est complétement étrangère. Le moi s’est abolit dans l’Éveil ; pourquoi alors faire tout un cas de l’Éveil ? Le Bouddha est libre de pensées discursives. Comme le dit Nagârjuna dans sa strophe introductive du Traité du Milieu :
            « Hommage au Bouddha parfaitement accompli,
            Le suprême orateur qui enseigne
            Que ce qui apparaît en dépendance
            Est libre de cessation et d’apparition,
            D’allée et de venue,
            De cessation et de permanence,
            De diversité et d’unité,
            L’apaisement de la pensée discursive, la félicité [2]».
           
            Un Bouddha ne nourrit pas toutes sortes de pensées discursives sur son Éveil. Cela lui est parfaitement égal. Peu importe qu’on le catalogue comme un Bouddha ou comme un fou en fait. Cela n’a aucune importance ! Strictement aucune importance ! Un Bouddha sera infiniment bien seul dans une forêt au contact des arbres et des animaux de la forêt. Que lui faudrait-il de plus ? Pourquoi aurait-il envie de briller auprès du commun des mortels qui s’extasient pour des princes ou des actrices célèbres ?  Cela n’a plus aucune importance ?

            Pourquoi alors le Bouddha Shakyamuni alors a-t-il « pris conscience » qu’il était un bouddha parfaitement accompli ? Pourquoi a-t-il fait état de son Éveil auprès du commun des mortels ? Pas pour lui-même assurément. Mais pour le bien et le profit du plus grand nombre. Pour que d’autres entendent parler de sa Voie et s’affranchissent à leur tour de la douleur et de la souffrance. Ce n’était donc pas pour lui qu’il a pris conscience de son état de bouddha. Mais dans l’intérêt des autres.

            Voilà un bouddha n’a pas à prendre à conscience de sa réalisation de bouddha. Mais même comme cela : «Ce n’en sont pas moins des Bouddhas réalisés qui continuent à actualiser les Bouddhas ». Leur Éveil continue à se manifester d’instant en instant et à creuser le sillon de la Voie des Bouddhas dans les champs de l’Éveil.

Bai Wenshu, 26 novembre 2013
白文殊



Voir la  3ème partie de ce commentaire ici.


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Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :

Commentaires au Genjôkôan:
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Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
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Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

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[1] Soutra de la mise en mouvement de la Roue du Dharma, Dhammacakkappavattana Sutta, Samyutta Nikâya 56, 11. Rewata Dhamma, « Le premier enseignement du Bouddha », éd. Claire Lumière, Vernègues (France), 1998.
[2] Nagârjuna, « Traité du Milieu »,  traduction de Georges Driessens, Seuil/Points Sagesses, Paris, 1995.

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